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Comment les autorités s’estiment riches

On ne s’attarde que très rarement sur la manière dont nous mesurons la prospérité d’un pays à l’heure actuelle. A l’époque, j’étais le seul étudiant de ma promo à avoir choisi la discipline ‘Systèmes de Comptabilité nationale’. Les économistes non plus ne réalisent pas vraiment à quel point la mesure du produit intérieur brut repose en fait sur des conventions. En règle générale, on ne prête que peu d’attention à tout ce qui nuit à l’aura du caractère scientifique de la discipline économique.



L’histoire de la mesure de notre prospérité est pourtant intéressante. Si nous nous limitons à l’histoire moderne, elle commence par le prix Nobel Simon Kuznets, qui a édicté les principes de base et effectué les premières évaluations pour les Etats-Unis dans les années 1930.

Ce géant intellectuel avait initialement l’ambition de faire des comptes nationaux un critère réel de la prospérité de la nation. Cela signifiait par exemple qu’il plaidait pour ne pas reprendre intégralement les dépenses en armement, en publicité et en activités spéculatives. Il considérait toutes les dépenses publiques qui ne concernaient pas des services réels à la société comme des frais qui ne pouvaient pas faire partie du critère de la valeur créée.



Pour Kuznets, les autorités étaient un intermédiaire qui devait agir le plus efficacement possible, mais qu’on ne pouvait pas considérer automatiquement comme le créateur de la valeur ajoutée. Les bureaucrates qui ont repris le travail plus tard avaient quant à eux une approche plus opportuniste du ‘revenu national’.



Kuznets est vite entré en confrontation avec ses anciens assistants, qui se distançaient de l’approche de la prospérité basée sur le revenu national.

Certaines parties de l’administration américaine voulaient fortement augmenter les dépenses publiques, mais le service d’études du gouvernement se basait sur les évaluations de Kuznets pour affirmer que cela influencerait négativement l’économie. A partir de ce moment, on a clairement vu la pression augmenter sur les statisticiens afin qu’ils modifient la méthode de la Comptabilité nationale. En 1942, une nouvelle estimation de l’ampleur de l’économie a été réalisée, reprenant déjà certaines dépenses publiques malgré les protestations de Kuznets comme quoi celles-ci concernaient des dépenses non productives.



Une étude récente a donné à cette histoire une tournure qui frappe réellement l'imagination. A la fin avril 1941, John Maynard Keynes en personne s'est rendu aux Etats-Unis à la demande du ministre anglais des Finances afin de convaincre les Américains d'élargir leur aide de guerre à la Grande-Bretagne. Dans son pays, Keynes avait déjà convaincu le Trésor public de redéfinir le revenu national comme la somme des dépenses privées et publiques. Cela a été réalisé sur le plan pratique par le frère d’armes de Keynes, Richard Stone, qui devait recevoir le prix Nobel d’économie en 1984. Keynes avait emporté les premiers résultats des nouveaux comptes nationaux aux Etats-Unis pour plaider pour davantage de soutien financier. Des documents analysés récemment montrent à présent que Keynes pourrait bien avoir fait pencher la balance pour que les Etats-Unis additionnent aussi intégralement les dépenses publiques au revenu national.



Kuznets a encore fait une dernière tentative pour empêcher qu’on manipule le thermomètre de l’économie par conviction idéologique. Il affirmait que les impôts payés par les entreprises pouvaient être considérés comme des paiements pour les services rendus par les autorités aux entreprises. A ses yeux, il était clair qu’il ne s’agissait pas de produits finaux, mais de produits intermédiaires, qui ne pouvaient donc pas être intégralement repris dans la mesure du revenu national. Dans une célèbre revue scientifique, ses anciens assistants ont réagi à sa critique en affirmant que ses propositions étaient pratiquement irréalisables, et l'affaire était close. La critique de Kuznets comme quoi, de cette manière, tout ce à quoi les autorités dépensent leur argent, bien ou mauvais, est automatiquement considéré comme une croissance économique, n’impressionnait plus. Kuznets a été descendu par ses propres assistants comme un économiste génial mais vieux jeu, que l’on pouvait ignorer poliment mais résolument.



Cette histoire peut être classée comme un événement historique dans la marge. Mais, d’autre part, elle jette aussi une lumière critique sur notre approche justement dépourvue d’esprit critique de la croissance économique. Pourtant, la grande question à l’heure actuelle est de savoir si nous mesurons réellement ce que nous pensons devoir mesurer avec notre comptabilité nationale. Alors que la discussion il y a septante ans concernait la manière dont les dépenses publiques étaient aveuglément reprises dans le revenu national, nous devons nous demander aujourd’hui si nous ne devrions pas manier plus précautionneusement de tels concepts économiques fondamentaux.