"La finance par la finance pour la finance"... toujours d'actualité
Le secteur financier européen négocie principalement avec lui-même et en son sein. On pratique la consanguinité à grande échelle. Et comme on le sait, cela conduit à la dégénérescence
Le marché mondial des dérivés pèse 600.000 milliards de dollars, soit dix fois la production mondiale de biens et de services. Or, seule une petite fraction de ce volume porte sur des transactions avec des entreprises ordinaires.
L'Europe compte quelque 8.000 banques. Ce nombre appréciable masque la concentration des actifs. Pas moins de 43% de l'ensemble des actifs figurent au bilan d'un petit groupe de 15 grandes banques. Le degré de dissociation entre l'économie financière et l'économie réelle (celle où des biens et services effectifs sont produits) apparaît clairement lorsqu'on sait que 10% seulement des produits financiers échangés ont trait à l'économie réelle.
La consanguinité mène à la dégénérescence
Les chiffres en attestent : moins de 10% de l'ensemble des titres de dette en circulation sont liés à des entreprises non financières. Moins de 10% de tous les produits dérivés OTC (over-the-counter) sont négociés avec une contrepartie non financière. À peine 5% de l'activité de change portent sur des exportations et importations réelles de biens et de services. Le secteur financier européen négocie donc principalement avec lui-même et en son sein. On pratique la consanguinité à grande échelle. Et comme on le sait, cela conduit à la dégénérescence.
Le marché des dérivés atteint, au niveau mondial, une envergure de 600.000 milliards de dollars, soit dix fois la production mondiale de biens et de services. Seule une petite fraction de ce volume porte sur des transactions avec des entreprises ordinaires, non financières. Ce que l'on appelle le "finance by finance for finance" se taille la part du lion.
La fraude de trading est considérée comme un accident que l'on ne peut jamais totalement exclure. Mais aujourd'hui, cela va plus loin. Nous venons de vivre un effondrement de tout le système financier dû à des leviers et des pratiques financières inconsidérés. La crise financière a jeté l'économie mondiale dans la récession la plus profonde depuis les années 30.
Un fait mis insuffisamment en lumière est l'impact sur les personnes les plus vulnérables dans le monde. L'économiste en chef de la Banque Mondiale a calculé qu'au moins un demi-million d'enfants africains supplémentaires mouraient chaque année des suites de la crise.
Un certain type de capitalisme
La meilleure chose qui puisse nous arriver est le déclin d'un certain type de capitalisme. Et plus précisément du "capitalisme financier fondé sur la transaction". Nous devons en revenir à un "capitalisme fondé sur la relation".
À l'origine, les banques octroyaient simplement des crédits aux clients qui entraient en ligne de compte pour de tels crédits, et ces crédits apparaissaient dans leur bilan. Ces crédits étaient financés à partir des moyens que la banque obtenait sous la forme de dépôts, d'épargne et ainsi de suite. Le modèle mis en avant par les banques d'investissement américaines, quant à lui, ne fonctionnait plus selon le modèle dit "originate and hold", mais plutôt selon un modèle "originate and distribute".
Les crédits étaient découpés, emballés de manière créative et redistribués à l'intérieur du système financier. Les crédits réemballés et revendus disparaissaient ainsi du bilan de la banque elle-même, ce qui permettait notamment de contourner les limitations réglementaires instaurées après de précédents excès.
Le lien entre banque et risque a été coupé
Les partisans du système "originate and distribute" ont toujours allégué que ce modèle permettait une meilleure distribution des risques. En réalité, on a coupé le lien entre le risque et la banque et le risque a été rejeté sur d'autres. Et cela en grande partie sur ceux qui ne comprenaient pas le risque, et non sur ceux qui étaient le mieux équipés pour supporter ce risque. Ceux qui comprenaient le risque s'empressaient de le transmettre à ceux qui n'en avaient pas conscience.
De surcroît, ce système a créé des stimuli pour un comportement opportuniste: la banque ayant la faculté de déplacer le risque, elle ne devait plus se montrer aussi regardante dans l'évaluation du risque. Non seulement des risques plus problématiques étaient ainsi repris, mais ils étaient analysés et appréciés avec moins de précision. On comprend aisément qu'une telle pratique porte en elle tous les germes d'une rupture de confiance.
Le capitalisme financier fondé sur la transaction est appelé à juste titre "capitalisme casino". Il décourage la réflexion sur le long terme et l'engagement réciproque. Dans le capitalisme traditionnel fondé sur la relation, la banque a, tout au contraire, intérêt à veiller attentivement à la solvabilité du client, car un client qui ne rembourse pas son emprunt créera un problème pour la banque elle-même. La banque affichera dès lors une plus grande prudence.
L'image d'Adam Smith
À ceux qui voient dans tout cela un déclin de l'économie de libre-échange, je rappellerai l'image utilisée par Adam Smith, en 1776 déjà. Soit il y a plus de 230 ans. Le système financier est comme une maison avec de nombreuses pièces et à l'époque déjà, Smith préconisait d'installer entre toutes ces pièces de solides portes coupe-feu. Cela entrave certes la liberté des gens, mais sans cela, en cas d'incendie, c'est toute la maison qui brûle. L'objectif doit être de construire des banques saines qui soient suffisamment robustes pour résister à une tempête.
Les mesures prises jusqu'à présent pour s'attaquer au problème bancaire sont tout au plus timorées. Les 'réserves' des responsables bancaires par rapport aux réformes nécessaires sont basées pour l'essentiel sur l'argument selon lequel le modèle économique actuel reste, encore et toujours, la norme pour l'avenir. L'avenir appartient toutefois à ceux qui réussiront à greffer leurs activités sur cet indispensable changement.
"La finance par la finance pour la finance"... toujours d'actualité