La morale du prochain a du souci à se faire
La morale du prochain, décisive de notre culture judéo-chrétienne, a du souci à se faire. Non que notre société serait en décadence, que les jeunes ne respecteraient plus rien ou que la fin du monde serait pour demain. Mais pour une raison évidente : le proche disparaît.
Prenons simplement deux chiffres. Le sociologue Jean Viard indique que, jusqu’aux années ’50, la majorité des Français vivaient dans un rayon de 5 km autour de leur foyer. Et, aujourd’hui, dans une ville comme Bruxelles 60% des logements sont occupés par des personnes seules. Pour beaucoup d’entre nous, nos prochains ne sont plus proches du tout. Ils vivent dans une autre ville, un autre pays, et nos voisins qui sont de l’autre côté du mur nous sont souvent inconnus.
Dès lors, l’idée qu’il ne faut pas faire à autrui ce que nous ne souhaitons pas qu’il nous fasse ne va plus de soi. Car cet autrui est souvent une abstraction et non la vieille dame qui m’aidait jadis à porter mon cartable, un cousin jovial que je croise à l’épicerie du coin.
Le voisin comme personnage
Dans son « Éloge des vertus minuscules », la philosophe Marina van Zuylen pose une question originale qui pourrait revigorer la morale du prochain : et si nous regardions notre voisin avec autant d’intérêt que nous accordons à un personnage secondaire de roman ?
L’interrogation peut à première vue paraître saugrenue. Car le voisin, de chair et de sang, avec qui nous prenons plaisir à parler ou qui nous importune de sa radio bruyante, n’a rien à voir avec l’être imaginaire vivant dans quelques grammes de papier sur notre table de nuit. D’un côté l’interaction, la résistance, le réel où l’on se cogne ; de l’autre, une pensée dans notre esprit, un invisible que nous suivons ou abandonnons à notre gré.
Pourtant, cette approche pourrait faire redémarrer nos idées arrêtées et nous permettre de progresser. En nous amenant à changer de regard, poussés par un paradoxe : la médiocrité réelle nous déplaît, mais l’imaginaire nous touche. La petitesse du voisin nous agace, lui qui ne parvient pas à se débrouiller avec son gamin ou se plaint alors qu’il n’est quand même pas si mal. En revanche, la subtilité de tel personnage de fiction nous émeut et nous fait réfléchir par ses faiblesses, ses contradictions, ses limites. Ce personnage nous permet d’entrer dans la pâte de l’humanité, est ce frère qui nous renvoie à nos propres limites.
L’« assez bien », sauf en cas de besoin
La philosophe pose sa question au départ de la notion d’« assez bien », qu’elle oppose à l’excellence. Elle constate que dans nos vies nous sommes pris dans la médiocrité quotidienne, le moyen, l’entre-deux. Nous sommes comme notre voisin. Mais aussi comme ce personnage de Tchékhov, de Simenon ou Homeland … Tels Charlotta la gouvernante de la cerisaie, Janvier si proche de Maigret ou Jessica Brody l’épouse forte du héros torturé, nous sommes engagés dans l’aventure de notre vie, de notre communauté. Le passage par la médiation du personnage peut redonner une place au sens dans nos existences, celle de notre prochain et la nôtre. En ces temps propices à l’absurde et à la dépression, une telle ouverture est précieuse.
Cette approche pose toutefois un double problème. Car « l’assez bien » ne suffit pas. Premièrement, c’est parce que nous sommes insatisfaits et exigeants que nous avons développé l’agriculture, inventé des villes, construit des cathédrales et vivons aujourd’hui deux fois plus vieux qu’il y a quelques décennies. L’histoire humaine découle du « toujours mieux » et pas de « l’assez bien ». Même l’Opinel, canif simplissime que nous avons tous eu dans notre poche, est le fruit de l’invention continue d’une lignée de montagnards tenaces qui a amélioré tantôt le système de blocage de la lame, tantôt le processus de production, la stratégie commerciale…
Deuxièmement, « l’assez bien » est moralement attaquable. En 1943, faire assez bien son travail de cheminot sur la ligne Malines-Auschwitz n’était pas acceptable ; début 1996, faire assez bien son travail d’enquêteur à la recherche de Julie et Mélissa n’était pas acceptable ; aujourd’hui, céder comme citoyen à la peste politique en considérant tous nos élus comme pourris n’est pas assez bien. Dans certaines circonstances, il faut se dépasser, aller au-delà de son confort, sa myopie, ses habitudes. Parmi les personnages, secondaires et principaux, tous ne sont pas bons. Il y a aussi des vilains, des crapules, des lâches. Et, même s’ils sont eux aussi humains, il nous faut les combattre comme parfois il nous faut nous combattre.
Peut-être pouvons-nous, malgré ces faiblesses, suivre la voie du voisin imaginaire que nous indique Marina van Zuylen. Et peut-être même la plupart du temps. Comme le droit en temps de paix donne des règles auxquelles le droit de la guerre accorde des exceptions, peut-être la morale de l’assez bien et l’acceptation des faiblesses permettent-elles de vivre, la plupart du temps, de manière adéquate, sage, sereine.
Reste à savoir, pour chacun de nous et collectivement, quand la sérénité n’est plus de mise. Serait-ce lorsque le prochain, qui est en fait plus proche qu’on ne le voit, a besoin de nous ?