Vers l'aperçu

La véritable crise porte sur l'exercice de l'etat

Depuis 2008, la crise économique s'est vue affublée de nombreux qualificatifs : crise des subprimes, du crédit, bancaire, souveraine, monétaire, etc. Pourtant, il est probable que le champ de cette crise soit nettement plus large, en ce qu'elle porte sur une question systémique. Il s'agit de l'exercice des Etats, écartelés entre des entreprises mondiales et versatiles, et des dettes publiques dont le refinancement est le garant de l'ordre social.



Engorgés de dettes, les Etats sont captifs des banques, qui sont elles-mêmes prisonnières des banques centrales…qui doivent elles-mêmes soutenir l'entreprise privée à coup d'injections monétaires.



En 2008, les Etats ont sauvé l'économie de marché. C'est la collectivité qui a sauvé l'entreprise privée. Ce sauvetage était justifié, en ce que les banques "fabriquent" le flux monétaire au travers de leur propre existence. Elles sont donc consubstantielles à la formulation de la monnaie elle-même. Un abandon des banques se serait assimilé à une démonétisation des dettes et une répudiation des dettes publiques. Les Etats ont aussi mis en œuvre ce qu'on qualifie de stabilisateurs économiques, c'est-à-dire la fonction contre cyclique qui consiste à augmenter les dépenses publiques et à encaisser moins de recettes en période de retournement conjoncturel.



Pourtant, contrairement à ce que leur aurait autorisé le sauvetage de l'économie en 2008, les États sont  dominés par des entreprises plus fortes et plus puissantes, c'est-à-dire des entreprises qui créent leur propre droit, c’est-à-dire des normes, qu’au motif de l’autorégulation, elles vont elles-mêmes baliser.



Les nations, essentiellement délimitées par les frontières du 19ème siècle, se diluent désormais au profit de pôles géographiques, qui fondent eux-mêmes une synthèse de langues et de cultures.  Ceci ramène à Alain Minc qui anticipait, dès 1993, dans son ouvrage « Le nouveau Moyen-âge », des continents polymorphes dépouillés de systèmes organisés, la disparition de tout centre de gravité, c’est-à-dire un monde caractérisé par l’indétermination et le flou. Optiquement, le monde se réorganiserait au gré des concentrations de capitaux, comme un immense kaléidoscope, aux figures nomades sans cesse renouvelées.



Le rôle des États pourrait donc se modifier car la territorialité des lois s’accommode mal d’une disparition des frontières économiques. Des secteurs relevant traditionnellement de l’autorité des pouvoirs publics (santé, éducation, voire sécurité) pourraient progressivement glisser vers une logique de marché, c’est-à-dire une sous-traitance au secteur privé. C’est donc la notion de bien public qui disparaîtrait. On pourrait alors en arriver à une situation saisissante, à savoir celle que l'entreprise privée détruirait le bien public fondamental : la monnaie. Un portefeuille diversifié d'actions d'entreprises mondiales (c'est-à-dire dissociées du contrôle d'un Etat particulier) deviendrait une supra-monnaie.



Dans les prochaines années, le véritable débat idéologique portera sur le dialogue entre l'Etat et le marché, entre la collectivité et l'individu, et entre la dette publique et la propriété privée. La question est donc de savoir quel équilibre va s'installer entre le rôle de l'Etat et l'économie marchande, sachant que ces deux acteurs sont interdépendants. Il s'agit  d'un véritable débat idéologique portant sur le modèle de société. Le centre de gravité de ce débat n'est pas ancré.



Au reste, il ne s'agit plus de savoir s'il faut moins d'État à tout prix, mais de savoir comment l'Etat, c'est-à-dire notre collectivité, s'intègre dans des relations sociales collectives et individuelles harmonieuses. A cet égard, il faut être lucide: même si le poids de l'Etat dans l'économie est trop élevé, il  n'est pas prêt de diminuer drastiquement. L'absence de croissance dans un contexte économique désinflaté freine tellement la croissance que les équilibres exigeront un ordonnancement de l'économie par l'Etat.



De plus en plus, je crois que la crise actuelle révèle une fin de modèle. La fin d'un modèle de complaisance, de manque de vision, de déficit de perspectives. Tout se passe comme si nous n'avions, en fait, rien retenu de l'Histoire. Cette dernière, que nous célébrons avec un siècle de retard, devrait nous rappeler le caractère odieux du  cynisme. Mais sont-ce les leçons que nous en tirons réellement ? J'en doute.



Ne rentrons-nous pas, même à reculons, dans une économie de marché dont la seule valeur morale devient la prospérité individuelle ? N'avons-nous pas écarté un peu  trop rapidement, à la faveur de la "Ronald Reagan-isation" de l'économie, le rôle des pouvoirs publics, sachant que ces derniers se sont eux-mêmes fourvoyés dans une financiarisation effrénée au travers de leur insupportable endettement ?



Avons-nous pris la mesure de l'importance de la jeunesse à laquelle on demande tout et son contraire, à savoir de solder l'endettement des aînés tout en lui présentant une économie ce chômage ?



Et, finalement, c’est peut-être le modèle européen, qui aura traversé tous les tumultes religieux et militaires, qui sera l’exemple de l’économie marchande du 21ème siècle, c'est-à-dire le modèle d'une économie d'une croissance plus linéaire mais plus égalitaire.