Sortirons-nous de cette crise economique?
Le véritable défi des prochaines années est d'éviter un naufrage de l'économie de la zone euro dans une déflation qu'on assimile souvent à un scénario à la japonaise…alimenté par la décélération chinoise. Ce scénario semble de plus en plus plausible : les prix stagnent depuis deux ans et le taux d'inflation reste désespérément bas. Bien sûr, on pourrait techniquement parler de désinflation plutôt que de déflation, ou d'inflation tendanciellement basse pour éviter de stigmatiser une baisse généralisée des prix. On pourrait aussi, à juste titre, distinguer la bonne de la mauvaise déflation : la baisse du prix du pétrole entraîne une bonne déflation, tandis qu'une baisse de la demande et des salaires entraîne une mauvaise déflation. On peut aussi s'agripper à des définitions techniques : pour parler de déflation, il faut qu'au moins 60 % des prix de l'indice d'inflation (hors produits pétroliers) baissent, ce qui n'est pas le cas.
Mais ces subtiles distinctions académiques sont accessoires. Nous traversons une crise de la demande. Cette dernière est trop faible et conduit à un taux de croissance insuffisant pour assurer un financement correct de nos engagements collectifs. De nombreux facteurs, qui sont autant de tendances lourdes de l'économie, ont aussi un pouvoir d'influence : vieillissement de la population, digitalisation de l'économie de services, déplacement des centres de croissance vers d'autres continents, manque de politique industrielle visionnaire, incapacité à moderniser nos économies au travers d'un dialogue social non confrontationnel, maintien d'un Etat providence partiellement inefficace, état d'esprit insuffisamment entrepreneurial, etc.
Comment s'extraire de ce scénario déflationniste ? Il n'y a pas de recette unique, mais plutôt une superposition de solutions qui font intervenir les politiques budgétaires et monétaires qu'il faut simultanément relâcher.
Politique Budgétaire
En économie, on distingue souvent la politique de l'offre de celle de la demande. Stimuler la politique de l'offre vise à flexibiliser les coûts de production et à assouplir les contraintes qui portent sur l'offre de biens et de services. La politique de la demande concerne, quant à elle, une orientation keynésienne. Il s'agit de stimuler la demande de biens et de services par une augmentation des investissements et de la consommation publics, destinée à entraîner une augmentation de la demande privée (également au travers de transferts sociaux et de moindres prélèvements fiscaux).
La gestion d'une économie exige d'équilibrer les politiques de demande et d'offre, mais une chose est certaine : en période de très faible croissance et de déflation, il faut absolument stimuler la demande intérieure et l'exportation. Si les agents économiques sont tétanisés par de sombres perspectives économiques, ils refreinent leur consommation et leurs investissements. Il importe dès lors qu'un être supérieur, représentant la collectivité, dépasse les inquiétudes individuelles par des investissements collectifs d'envergure destinés à fournir de la traction à la consommation et à l'investissement privés. Le plan Juncker s'inscrit dans cette logique, mais son envergure est beaucoup trop limitée.
Certes, au début de la crise, les stabilisateurs automatiques se sont activés, conduisant au constat de moindres recettes fiscales et de dépenses sociales plus importantes. Mais, probablement effrayés par l'augmentation des dettes publiques et la nécessité d'une homogénéité des seuils d'endettement public, les Etats sont trop vite revenus à des contraintes de réduction de déficit.
Et c'est à ce niveau qu'on réalise l'incongruité d'avoir imposé si rapidement un Pacte de Stabilité et (cyniquement) de Croissance. Ce Pacte exige de diminuer l'excédent d'endettement public de 5 % par an afin d'atteindre un rapport de la dette publique sur le PIB de 60 %. Cette règle se conjugue désormais à ce qu'on appelle la "règle d'or" qui exige de ne pas dépasser un déficit "structurel", c'est-à-dire compte non tenu des aléas conjoncturels, égal à 0,5 % du produit intérieur brut (PIB). Ce Pacte empêche une politique de la demande et contribue donc à alimenter la récession et la déflation.
Politique Monétaire
Depuis le début de cette crise, j'ai partagé une conviction de la nécessité d'une inflation. Il fallait immédiatement "monétiser" la crise par une dilution des dettes. Certains pays (Etats-Unis, Royaume-Uni et Japon) l'ont fait très rapidement. Cette propension intellectuelle découlait de l'intuition que l'inflation permet de diluer silencieusement les dettes passées dans un contexte récessionnaire qui voit les taux d'intérêt baisser. Il s'agissait donc de refinancer les dettes publiques au travers d'une création monétaire mise en œuvre par la BCE. Cette dernière s'est finalement résolue à faire tourner la planche à billets, mais trop tard. Ainsi que les années trente l'ont instruit, deux années d'erreurs peuvent coûter dix ans de déflation. Or nous avons épuisé ces deux années d'erreurs. Pourquoi la BCE a-t-elle trop traîné ? Il y avait bien sûr les réticences allemandes, mais surtout la nécessité d'assurer l'existence de l'euro en en faisant une devise forte, donc trop chère. L'euro a traversé la tempête monétaire, mais au prix d'une déflation.
Plan d'action
Pour extraire la zone euro de la tendance déflationniste, il faudrait donc aligner deux objectifs. Il conviendrait de repousser la mise en place du Pacte de Stabilité et de Croissance afin que chaque pays puisse individuellement mettre en œuvre des programmes d'investissements d'envergure, sans que l'accroissement des dettes qui en résulte conduise à une quelconque pénalité. Ces emprunts ne coûteraient quasiment rien eu égard au faible niveau des taux d'intérêt. Concomitamment, il faudra impérativement continuer à assouplir la politique monétaire au travers d'une injection de monnaie permanente qui, même si elle n'est pas décisive, oxygénera l'économie. L'assouplissement quantitatif existant devra être prolongé au-delà de son terme prévu.
En conclusion, l'austérité monétaire et budgétaire a, a minima, contribué à la situation déflationniste et récessionnaire. Tout ceci reflète l'incomplétude de la zone euro et la singularité des autorités monétaires qui ont dû s'aligner sur une logique monétaire déflationniste. Mais, singulièrement, peu de voix publiques s'élèvent pour s'inquiéter de cette situation. En effet, une déflation s'accompagne de taux d'intérêt très bas. Or les Etats, engorgés de dettes publiques et bientôt submergés par le financement des pensions, savent qu'une hausse des taux d'intérêt révélerait leur vulnérabilité financière. Les autorités monétaires de la zone euro ont donc peut-être implicitement arbitré leur propre endettement au détriment de la croissance et de l'emploi. A terme, ce ne sera pas tenable, sauf à envisager une impensable nationalisation complète de l'économie.