Restaurer un horizon d’espérance
Comment restaurer un horizon d’espérance? Les enquêtes se succèdent pour comptabiliser notre désespoir. Pourrions-nous faire de cette souffrance le terreau d’une alternative ?
Au Brésil, le photographe Salgado a planté des centaines d’hectares d’arbres; à Liège, on cultive une ceinture Aliment-Terre qui nourrit une partie de la ville. Ici et là, des femmes et des hommes restaurent la terre. Et si nous devions aussi restaurer le ciel : l’horizon et notre capacité à croire à un avenir meilleur?
La philosophe Corine Pelluchon indique cette tâche dans son dernier livre, «L’espérance, ou la traversée de l’impossible». L’auteure, depuis des années, cherche à repenser la morale et la politique à l’âge du vivant. La menace sur le climat et les équilibres systémiques nous imposent une approche globale. Mais notre spécificité d’humain et l’exigence démocratique ne peuvent être abandonnées. Dès lors, elle part de la vulnérabilité que nous avons en commun avec les animaux et la nature pour construire une éthique de la considération, refonder la perspective des Lumières et ouvrir une réparation du monde.
Ce travail, lumineux, n’empêche pas l’expérience de l’obscurité. Pelluchon témoigne du désespoir auquel elle a été confrontée. Elle le définit comme une vie empêchée. «L’abattement et la perte de monde que produit l’enfermement qui rive à un quotidien immobile traduisent une souffrance extrême qui va au-delà des mots en enserre
l’existence tout entière».
Ce désespoir naît de la confrontation à des faits effrayants: l’effondrement écologique, l’«absence de convivialité qui aggrave l’individualisme et nourrit la rancœur et l’envie.» Cela entraîne «le sentiment d’assister, impuissant, à un désastre programmé parce que les mesures prises au niveau individuel et collectif ne sont pas à la hauteur.»
Ces mots résonnent avec une étude internationale sur l’éco-anxiété parue dans The Lancet. La majorité des 10.000 jeunes interrogés (16/25 ans) juge le futur effrayant et se sent abandonnée par les gouvernements. Les mots résonnent aussi avec la dernière édition de «Noir, jaune, blues» où une majorité des Belges, nourris de peurs et de ressentiments, dit aspirer à un gouvernement autoritaire.
Mais le désespoir peut «conduire à une transformation en profondeur de l’identité, des représentations, des aspirations, des valeurs». La perte de repères permet une mue, libère l’espérance.
L’espérance se comprend par opposition au désespoir. Ce dernier provient de l’impuissance à obtenir ce que l’on désire. À l’inverse, l’espérance est un détachement des attentes spécifiques qui provoquent peurs et frustrations. Elle «est un oui en dépit de tout avant d’être un oui à soi». Elle est une confiance dans ce qui peut advenir, «qui se traduit par une certaine énergie, par une saine vitalité».
Pour autant, l’espérance n’est pas naïve: elle est attentive. Ainsi, elle «permet de voir ce qui travaille le temps et de se projeter sur le long terme, de l’annoncer, tout en prenant garde au contexte et aux préoccupations du moment.» Elle n’est donc pas idéologique, puisque «son orientation n’engendre pas de dogmatisme».
«Celui qui a l’espérance est celui qui dit: (...) faisons notre possible pour atteindre cet objectif qui est notre avenir et qui est déjà en partie présent.» Pour Pelluchon, le combat en faveur des animaux indique cet avenir désirable. Elle conclut qu’une métamorphose est possible, une sortie du schème de la conquête et de la domination.
La pertinence de cette approche par l’espérance tient à ce qu’elle livre une compréhension du désespoir contemporain, une issue théorique comme existentielle. Et à ce qu’elle nous engage à l’engagement. Il nous revient de repérer les germes, les ressources, moyens et opportunités sur lesquels prendre appui pour transformer le monde.
Ceci pourrait sembler banal. C’est pourtant un appel à révolutionner nos attitudes: ne plus fixer notre nombril ni l’assiette du voisin, mais tourner notre regard vers l’horizon qui nous est commun. Là réside une restauration du ciel.
On pourrait trouver un vice de forme dans le raisonnement: pour comprendre la maladie de son désespoir, il faudrait déjà être sain d’esprit. Mais ce serait manquer la spécificité du renversement que permet le détachement. Le psychiatre Viktor Frankl opérait déjà une telle bascule dans le conseil à ses patients: ne plus se demander ce qu’on attend de la vie, mais ce que la vie pourrait attendre de nous.
Déporté à Auschwitz, Frankl avait constaté que les survivants se trouvaient souvent parmi ceux qui parvenaient à entretenir une vie intérieure et à garder un rapport au sens dans le camp. Notre monde, quoi qu’en disent quelques extrémistes du bonheur universel, est loin d’être un camp. Faire vivre l’espérance, et contribuer à des jours meilleurs, est bien à notre portée.