Dette : le double paradoxe belge
Avec une dette publique de 105 % du PIB, nous sommes après la Grèce (160 %), l’Italie (135 %) et la France (110 %), le pays le plus endetté d’Europe. Mais calculée par habitant, les Belges sont les Européens les plus endettés avec une dette par habitant de 55 000 euros. Une terrible peine infligée à nos enfants. Comment expliquer cette complaisance ?
Une carte blanche de Jean Hindriks, économiste UCLouvain et Itinera
En 2023, les différents niveaux de pouvoir de notre pays ont dépensé ensemble 280 milliards d’euros, ce qui représente 55,5 % du PIB (contre 49,4 % dans l’UE-27). La prochaine législature verra nos gouvernements face au plus grand défi budgétaire depuis les années 1980.
Premier paradoxe : surtaxation et surendettement
Notre dette publique consolidée est de 105 % du PIB et à politique inchangée cette dette devrait atteindre 130 % du PIB en 2030. Cela représente plus du double de la dette publique requise dans le traité de Maastricht de 1992 préalable à la création de la zone Euro. Notre déficit public actuel est aussi proche du double du seuil de 3 % requis par ce même traité de Maastricht.
Pour illustrer concrètement la dynamique de la dette, un déficit de 6 % du PIB associé à une croissance nominale du PIB de 3 % conduit à terme à une dette de 200 % du PIB (soit le ratio du taux déficit sur le taux croissance nominale). En rapport à notre PIB, nous sommes après la Grèce (160 %), l’Italie (135 %) et la France (110 %), le pays le plus endetté d’Europe relativement à son PIB. Mais calculée par habitant, les Belges sont les Européens les plus endettés avec une dette par habitant de 55 000 euros (contre 25 000 euros au Danemark ou aux Pays-Bas, 35 000 euros en Allemagne ou en Grèce, 50 000 euros en France ou en Italie. Ce sont aussi les Européens les plus taxés (pression fiscale totale de plus de 55 % du PIB).
Second paradoxe : sous-investissement et surendettement
Un second paradoxe belge est notre sous-investissement combiné à notre surendettement. Financer nos pensions par la dette est une double peine infligée à nos enfants qui devront à la fois rembourser la dette que nous avons contractée, et simultanément contribuer pour assurer le versement de nos pensions en répartition. Notre logique budgétaire devrait être inversée pour extraire les dépenses (d’investissement) nécessaires à la transition climatique et à la sécurité qui pour l’essentiel vont profiter aux générations futures. Les dépenses sociales ne seraient plus financées par la dette mais par l’impôt, puisqu’elles profitent pour l’essentiel aux générations présentes et plus âgées. Nous devons donc inverser la logique entre la dette et l’impôt. Notons pourtant que dans le nouveau Pacte de Stabilité et Croissance adopté en 2024, les investissements réalisés dans les domaines prioritaires sont désormais pris en compte par la Commission lors de son examen des trajectoires budgétaires, et peuvent éviter à un État membre d’être soumis à une procédure de déficit excessif même lorsque son déficit ou sa dette dépassent les plafonds fixés.
Notre dette publique est une dette consolidée entre l’État fédéral (y compris la Sécurité sociale) et les entités fédérées des Régions, communautés et pouvoirs locaux. Au niveau fédéral, la dette est principalement alimentée par le déficit de notre sécurité sociale qu’il est difficile de maîtriser avec la hausse des dépenses de pension et de santé face à des projections de recettes trop optimistes. En période d’affaires courantes, sauf situation urgente, le gouvernement fédéral laisse le déficit se creuser.
Au niveau des Régions, les situations budgétaires wallonne et bruxelloise sont nettement plus préoccupantes que celle de la Flandre. Si on l’exprime par rapport aux recettes totales, la dette wallonne est cinq fois plus élevée que la dette flamande (soit 250 % contre 50 %). La plus grande surprise est que le changement de majorité politique en Wallonie ne modifie absolument pas la trajectoire budgétaire. Concrètement, le budget wallon 2025 affiche un déficit de 3 milliards pour 19 milliards de recettes. Cela fait un déficit de 16 % des recettes totales, identique au déficit 2024. À ce rythme la dette wallonne augmente à chaque législature. Bref la Wallonie s’enfonce de façon déraisonnable et imprudente dans l’endettement.
Côté flamand, l’effort budgétaire se fait à l’envers : on réduit l’investissement dans les bâtiments scolaires (non-indexation budget) pour pouvoir maintenir la revalorisation les dépenses de personnel (en dépit d’un taux d’encadrement plus favorable que la moyenne européenne). Politiquement c’est plus facile de réduire l’investissement que les dépenses ordinaires. Les bâtiments scolaires ne font pas grève.
Comment expliquer cette complaisance face à la dette ?
Cette complaisance envers notre dette est entretenue par (1) la dissonance cognitive, (2) la démagogie politique (le refus d’annoncer des plans d’économie) et (3) le “mythe du déficit”.
Ce mythe du déficit repose sur un courant de pensée appelé la théorie monétaire moderne (TMM) selon laquelle lorsque l’État est en déficit, il crée de la monnaie et se renfloue ainsi, évitant tout défaut souverain. Cette théorie présuppose que l’État dispose du monopole de création de sa monnaie fiduciaire (comme les États-Unis), il ne peut faire faillite, à moins de le vouloir ou de s’endetter dans une devise étrangère qu’il ne contrôle pas. Cette politique ne s’applique donc pas vraiment aux pays de la zone Euro. Cette politique repose en partie sur un déni et la tentation de répudier sa dette. Trump illustre parfaitement cette position lorsqu’en 2016 il déclarait qu’il était le “roi de la dette” et que sa solution pour réduire l’endettement consiste à renégocier la dette avec les créanciers en leur disant “désolé mais compte tenu de la mauvaise conjoncture je ne vais vous rembourser qu’une partie de la dette”. C’est la solution “régalienne” qui illustre la puissance de l’État souverain face aux créanciers privés. Elle ignore cependant que souvent les autres créanciers sont d’autres États souverains (en particulier la Chine dans le cas américain). En définitive, répudier sa dette n’est rien d’autre qu’une manière de faire payer sa dette avec l’argent des autres et des générations futures.