Vers l'aperçu

La véritable crise porte sur l'exercice de l'etat

Depuis 2008, la crise économique s'est vue affublée de nombreux qualificatifs : crise des subprimes, du crédit bancaire, souveraine, monétaire, etc. Pourtant, il est probable que le champ de cette crise soit nettement plus large, en ce qu'elle porte sur une question sociétale. Il s'agit de l'exercice des Etats, écartelés entre des entreprises mondiales et versatiles, et des dettes publiques dont le refinancement est le garant de l'ordre social.



Engorgés de dettes, les Etats sont captifs des banques, qui sont elles-mêmes prisonnières des banques centrales…qui doivent elles-mêmes soutenir l'entreprise privée à coup d'injections monétaires.



En 2008, les Etats ont sauvé l'économie de marché. C'est la collectivité qui a sauvé l'entreprise privée. Ce sauvetage était justifié, en ce que les banques "fabriquent" le flux monétaire au travers de leur propre existence. Un abandon des banques se serait assimilé à une démonétisation des dettes et une répudiation des dettes publiques. Les Etats ont aussi mis en œuvre ce qu'on qualifie de stabilisateurs économiques, c'est-à-dire la fonction contre- cyclique qui consiste à augmenter les dépenses publiques et à encaisser moins de recettes en période de retournement conjoncturel.



Pourtant, contrairement à ce que leur aurait autorisé le sauvetage de l'économie en 2008, les États sont dominés par des entreprises plus fortes et plus puissantes, c'est-à-dire des entreprises qui créent leur propre droit ou des normes, qu’au motif de l’autorégulation, elles vont elles-mêmes baliser.



Le rôle des États pourrait donc se modifier car la territorialité des lois s’accommode mal d’une disparition des frontières économiques. Des secteurs relevant traditionnellement de l’autorité des pouvoirs publics (santé, éducation, voire sécurité) pourraient progressivement glisser vers une logique de marché, c’est-à-dire une sous-traitance au secteur privé. C’est donc la notion de bien public qui disparaîtrait.



Au reste, il ne s'agit plus de savoir s'il faut moins d'État à tout prix, mais de savoir comment l'État, c'est-à-dire notre collectivité, s'intègre dans des relations sociales collectives et individuelles harmonieuses. A cet égard, il faut être lucide: même si le poids de l'État dans l'économie est trop élevé, il n'est pas prêt de diminuer drastiquement. L'absence de croissance dans un contexte économique désinflaté freine tellement la croissance que les équilibres exigeront un ordonnancement de l'économie par l'État.



La vraie déchirure sociétale est peut-être dans ce constat : la crise économique et la déflation devraient conduire à une demande d'aide des pouvoirs publics alors que le rôle de ce même Etat, devenu excessif en période de croissance, reflue. Qu'on soit de gauche ou de droite n'y changera rien : les périodes de croissance n'ont pas été utilisées pour réduire le rôle de l'Etat tandis qu'on effectue ce mouvement en période de récession. Nos gouvernants passés n'ont pas faire preuve d'une grande vision, répondant sans doute à des pressions partisanes immédiates.  Nos gouvernants futurs devront faire preuve d'une grande sagesse sociale.



De plus, la crise actuelle révèle une fin de modèle. La fin d'un modèle de complaisance, de manque de vision, et de déficit de perspectives. Avons-nous pris la mesure de l'importance de la jeunesse à laquelle on demande tout et son contraire, à savoir de solder l'endettement des aînés tout en lui présentant une économie de chômage ? Nos sociétés vieillissent mal. Pétries de certitudes géographiques et centrées sur un tropisme européen, elles ne réalisent pas que le monde s'est étendu dans les azimuts verticaux. Nous sommes imprégnés d'une suprématie civilisationnelle des années industrielles, mais le monde s'est encouru. Et comme nous vieillissons, la jeunesse n'exerce pas cette nécessaire force de rappel.



En conclusion, nos politiques sont étatico-nationales alors que le marché est mondial. Dans les prochaines années, le débat idéologique portera sur le dialogue entre l'État et le marché, entre la collectivité et l'individu, et entre la dette publique et la propriété privée. Cette confrontation se greffera sur un bouleversement technologique qui va pulvériser les modes d'organisation de la sphère marchande.



D'aucuns exigeront une étatisation croissante, voire généralisée, de l'économie, pour maintenir l'ordre social. D'autres argumenteront que cette voie conduirait à désertifier toute initiative spontanée. Les insoutenables dettes publiques engageront la question du défaut ou de l'opposition sociale. Les démocraties survivront-elles à cet immense endettement public, qui est devenu sociétal ?



Si on prolonge la tendance, la dette publique, passée et future, risque de faire imploser (et non exploser) nos sociétés, au travers d'États qui deviendront, jour après jour, de plus en plus puissants.



Sous un autre angle, on pourrait voir cette implosion comme une immense soustraction : nous devrons défalquer les dettes publiques et collectives de nos futurs privés. Dans tous les cas de figure, ces évolutions vont confronter les agents économiques et attiser violemment les conflits idéologiques et les classes sociales. L'État sera invoqué encore plus lourdement qu'actuellement, au motif qu'il devra assurer la répartition des richesses en décroissance, l'ordre public et social, et surtout assurer un bien-être suffisant. L'écorce des déséquilibres économiques sera donc arrachée et mettra à vif les choix que nous serons obligés de poser.



Si le constat est pessimiste, je ne le suis pas. L'économie est un déséquilibre permanent, reflétant la nature intrinsèque du progrès humain. Et puis, comme l'essayiste Jean-François Revel se plaisait à le rappeler, la vie n'a pour cadre qu'un petit nombre d'années alors que l'histoire a pour cadre des millénaires. La véritable question porte sur  la représentation de l'avenir du corps social. Shakespeare avait écrit : "Faisons face au temps comme il nous cherche". Un monde nouveau se dresse. Il porte en lui une gigantesque transformation sociale.



Prof. Dr. Bruno Colmant



Membre de l'Académie Royale de Belgique