Vers l'aperçu

L'euro a encore cours legal mais plus "sociétal"

Depuis plusieurs mois, un sentiment se diffuse dans toute l’économie européenne : c’est la fatigue de la crise et de l’austérité.  Plus personne ne comprend le bien-fondé de cette rigidification budgétaire qui accable certains pays en souffrance de croissance. Chacun s’interroge sur le risque de la combinaison d’une monnaie forte et d’une austérité qui accroît les inégalités et saccage l’emploi. Dans certains pays du Sud, des millions de jeunes renouent avec une vague de pauvreté héritée des années trente. Même les dirigeants s’en émeuvent : le Président du Parlement européen parle de l’état « lamentable » de l’Union européenne.



 



Une connaissance sommaire de la science économique apprend que l'austérité et la contraction monétaire aggravent les crises. C'est d'ailleurs la leçon suprême de la crise des années trente qui aurait pu être évitée par un assouplissement économique plutôt que par des politiques de rigueur. Et pourtant, par manque de vision et par obstinations politiques, la zone euro s'est engagée dans cette voie.



 



Dans un stupéfiant revirement idéologique, le FMI suggère d'ailleurs d'étaler dorénavant les efforts budgétaires sur plusieurs années. Si le FMI, qui avait prôné l'austérité généralisée, modifie son approche, c'est que la situation est grave. En effet, le piège économique se referme inexorablement dans la zone euro. C'est la déflation. Le taux d'inflation est d'ailleurs tombé de 2,2 % à la fin de 2012 à 0,85 % à la fin de 2013. Même les agences de notations, pourtant si promptes à exiger la vaillance budgétaire, en admettent le risque. Bien sûr, il existera toujours des économistes qui contesteront le constat de déflation en s'accommodant d'une analyse instantanée, mais je crois qu'un chercheur doit avoir la lucidité de s'extraire d'un état de fait pour se projeter dans les scénarios du futur.  Au reste, comment croire une minute que nous pourrons traverser paisiblement des années d'endettement public gigantesque avec des taux d'intérêt, d'inflation et de croissance proches de zéro ?



 



Il fallait évidemment promouvoir une poussée d'inflation plutôt que de la combattre. C'est la lutte aveugle contre une inflation fantomatique qui conduira à la déflation. Les exemples en sont d'ailleurs rares (Europe dans le dernier quart du 19ème siècle, États-Unis entre 1929 et 1933, Japon dans les années nonante). Une inflation peut être combattue par une augmentation des taux d'intérêt et des contrôles de prix et salaires, moyennant un tassement économique. Par contre, une déflation est accablante parce que la politique monétaire classique devient inopérante : elle conduit à la thésaurisation improductive, à des taux d'intérêt réel en hausse et à un tassement économique. On ne sait d'ailleurs pas comment s'en extraire si ce n'est par des injections monétaires. C'est ainsi que les promoteurs de la rigueur se sont lourdement trompés : en voulant éviter l'inflation, ils ont conduit l'économie à une situation déflationniste…qui exigera finalement de l'inflation.



 



Mais il y a un autre problème : la crise de l’euro révèle une hétérogénéité croissante entre les pays qui ont adopté la monnaie unique. Cette dernière était censée fluidifier l’harmonie entre les peuples mais c’est le contraire qui est constaté. L’euro cristallise désormais les rancœurs sociales dont la marche espagnole pour la dignité est une cruelle illustration. La dégradation des relations franco-allemande est, à cet égard, édifiante. Ces deux pays sont les ciments de l’union monétaire. Or les divergences séculaires qui les caractérisent émergent violemment. La monnaie qui les lie devient un facteur profond d’irritation politique.



 



Auparavant, un pays en décrochage pouvait dévaluer sa monnaie et stimuler ses exportations, au prix d’une inflation importée. La dévaluation permettait de juxtaposer la monnaie à la faiblesse d'une économie. Mais aujourd’hui, l’arme de la dévaluation n’est plus accessible : seule la dévaluation interne est possible, c’est-à-dire une baisse de la consommation intérieure destinée à augmenter la compétitivité extérieure. A court terme, cette politique conduit à un accroissement du chômage et à des inégalités qui peuvent se traduire dans des chocs sociaux.



 



Plusieurs banques d'affaires ont calculé les pourcentages de dévaluation et de réévaluation des différents pays de la zone euro s'ils revenaient à leurs devises originelles (Deutsche Mark, franc français, pesetas, etc.). Les chiffres sont ahurissants : le Deutsche mark subirait une réévaluation de 25 % tandis que le franc français serait déprécié de 20 %. On constaterait une divergence de 45 % entre les monnaies des deux pays fondateurs de la zone euro. Où se situe actuellement cette différence que l'euro occulte? Elle se traduit dans des différentiels de désindustrialisation et de chômage. A plus long terme, elle se traduira par des rééchelonnements de dettes dans les pays faibles. C'est ainsi que les taux d'obligations d'Etat sont sans doute trop élevés en Allemagne mais insuffisants dans les pays du Sud, puisque la mutualisation des endettements publics (euro-bonds) a été refusée.



 



Sans faire preuve de catastrophisme, je crois que le devenir de la monnaie unique est mis en joue par la crise et le manque d’alignement des gouvernants sur un projet économique. Il faudrait aussi en revenir à l’essence de la politique monétaire, c’est-à-dire à une gestion politique de la monnaie. En effet, sans ancrage politique et adhésion populaire, le symbole monétaire ne peut pas discipliner une économie « réelle ».



 



Pour sauver l’euro, on devrait s’orienter vers un accroissement de l’offre de monnaie. Je reste convaincu que ce sera l’inflation qui allègera la valeur relative des dettes publiques. Cette réalité n’est pas encore apparente parce que la création monétaire ne se transmet que péniblement à l’économie réelle, eu égard à la viscosité des circuits bancaires. Mais il ne fait plus aucun doute qu’à un certain moment, la création monétaire se traduira par une dilution des dettes publiques.



 



En conclusion, deux risques m'apparaissent sous-estimés. Le premier est d'ordre monétaire. La monnaie unique a été adoptée sans que la zone euro soit préparée à être un espace optimal, caractérisé par une harmonisation budgétaire et fiscale et une mobilité des travailleurs. Le second risque est de nature politique. L'euro n'est plus un projet socialement fédérateur et il est même source de profonds ressentiments sociaux dans les pays du Sud. L'atténuation de ce risque social était opérée, dans le passé, par la dévaluation. Or ces outils ne sont plus accessibles. En rigidifiant la monnaie, on doit, en effet, accepter que d'autres paramètres deviennent mobiles. Il est donc théoriquement possible que l'euro se transforme en un facteur de déstabilisation.



 



Ce risque me conduit à l'idée que si l'euro a cours légal, ce dernier n'est plus sociétal. La devise est unique, mais plus commune. L'euro est devenu une monnaie génétiquement déflationniste et nous tombons peut-être dans un  piège à la japonaise, c'est-à-dire celui d'une monnaie forte assortie d'un manque d'inflation et d'une croissance insuffisante. Le prix Nobel d'économie Milton Friedman avait prédit en 1997 que l'absence d'unité politique serait exacerbée par la création de la monnaie unique. Il n'avait probablement (et tristement) peut-être pas tort.